CHAPITRE XIII
Les lettres du Kid arrivaient plus rapidement. Le Président de la Compagnie de la Banquise suivait de très près l’évolution de la situation dans le nord de sa Concession. Il insistait pour que Yeuse obtienne que le général Sofi n’aille pas au-delà du Réseau des Disparus, et uniquement pour des questions de tactique militaire dirigée contre les Rénovateurs du Soleil. Il écrivait qu’il préférait savoir qu’une colonie de quelques milliers de personnes s’était implantée dans la région, plutôt que d’accepter l’idée qu’une force sibérienne aussi considérable stationne en permanence sur son propre territoire.
La banquise était en principe la propriété des multiples Compagnies minuscules dont le Kid avait racheté les actions. Il était associé, à l’époque, avec un potentat que l’on appelait le Mikado mais, depuis, il avait racheté ses parts et normalement son territoire allait jusqu’au détroit de Béring dans le Nord, à condition de le mettre en valeur ou du moins de créer un réseau important qui desservirait cette étendue du Sud au Nord. Il avait commencé cette folle entreprise mais la ligne du 160° Méridien stagnait quelque part dans le Sud, à près de douze mille kilomètres de son but lointain. N’importe qui, donc, pouvait s’approprier ces espaces et les Sibériens avaient peut-être le secret projet de le faire.
C’était une mission bien lourde, bien délicate mais Yeuse était prête à se battre contre Sofi et déjà elle avait obtenu que le second réseau, qui devait prendre les Rénovateurs à revers, ne soit pas très important, quatre voies juste, ne permettant que le passage d’unités réduites. Mais Sofi refusait de se prononcer sur ce qu’il ferait quand les Rénovateurs seraient vaincus.
Yeuse avait renoncé à le mettre constamment en garde contre Jelly. Les Sibériens refusaient d’admettre sa présence et son existence, tant pis, et dans le fond elle pensait qu’ils allaient en faire la cruelle expérience et que peut-être ils finiraient par renoncer à poursuivre leur objectif. Ainsi tomberait tout alibi sérieux de s’installer dans cette zone.
Elle reçut aussi une lettre de ses collaborateurs de l’ambassade de Grand Star Station. Une série de rapports sur la situation des relations avec la Transeuropéenne, et surtout les dernières nouvelles sur l’enquête à la suite de la mort violente de Zeloy.
C’était un journaliste africanien, nommé Assoud, qui dirigeait la commission des correspondants étrangers dans la capitale de la Transeuropéenne qui surveillait les progrès de l’affaire. Vicra, le maître Aiguilleur qui avait disparu, avait précisément été trouvé par un autre journaliste australasien dans sa fastueuse propriété d’une Province méridionale et depuis un juge avait osé l’inculper. C’était un énorme scandale, car jamais on n’avait entendu parler d’un maître Aiguilleur chef de la police ferroviaire inculpé dans une affaire de meurtre.
La draisine louée pour l’attentat appartenait à une société privée qui l’avait placée en réparation dans un atelier de la Compagnie, précisément où elle avait été empruntée on ne savait trop par qui. Le signalement du chauffeur avait pu être établi et on le recherchait activement, du moins chez les journalistes car la police ferroviaire rechignait visiblement à faire son travail.
En quelques jours son train privé s’était déplacé de quatre cents kilomètres et on approchait des fameuses collines « mangeuses d’hommes » qui n’étaient pas encore visibles à l’horizon. Une voie unique, construite de façon provisoire, permettait à une vedette rapide de faire des patrouilles cent kilomètres en avant. On apprenait qu’il existait dans le coin une énorme colonie de morses et aussi de manchots qui, depuis pas mal de temps, remontaient vers le Nord d’où ils chassaient les autres espèces similaires comme les pingouins. C’étaient des oiseaux énormes, très gras qui se dandinaient sur la glace de façon disgracieuse et n’étaient à l’aise que sous l’eau.
— C’est un coin à harengs, disait-on, c’est pourquoi ces animaux sont si prospères.
Ils n’étaient pas méfiants. Mais par contre la vedette rapide signala d’étranges choses au-delà, des amoncellements énormes de peaux de morses et de plumes de manchots, des ossements.
Des photographies furent prises et Yeuse en aperçut quelques-unes le jour où on les passa de main en main dans le mess.
Elle était la seule à comprendre ce que signifiaient ces entassements qui parfois atteignaient une trentaine de mètres.
— Une richesse inestimable, disait un général ravi. Il y en a pour des sommes, croyez-moi. On pourrait charger un train entier avec les peaux d’un seul tas. Et désormais on en trouve qui jalonnent la banquise tous les dix kilomètres. Je suis certain que si on créait des voies perpendiculaires à gauche et à droite on en trouverait tout autant.
— Et les défenses en ivoire ? Des milliers…
On restait quand même discret à cause d’elle. Chacun savait qu’elle était là pour préserver les intérêts de la Compagnie de la Banquise et qu’il n’était pas question de provoquer la colère du petit Président de Titanpolis. Il avait menacé de représailles Moscova Voksal si jamais la Convention du Moratoire ne donnait pas des consignes précises sur le comportement de ses troupes.
Mais il ignorait alors qu’on découvrirait de telles richesses.
— Je veux voir ces tas de fourrures et d’ossements, exigea Yeuse de Sofi qui finit par conduire lui-même une draisine jusqu’aux premiers tumulus.
— Vous comprenez ce que c’est ?
— J’ignorais que les morses avaient pour habitude de venir mourir en un endroit précis.
— C’est ça, ricana-t-elle, et ils prennent le soin de se déshabiller avant de rendre leur âme, et de bien nettoyer leurs ossements pour les disposer à côté. Je vous croyais plus intuitif.
— Vous allez me dire que c’est cette bactérie…
— Pas bactérie, amibe… Et on l’a appelée Jelly dans le coin parce qu’elle est gélatineuse en effet… Elle a dévoré des milliers de morses, s’en est goinfrée à une époque et a ensuite rejeté les peaux, les os.
— C’est dégoûtant, fit-il moqueur.
— Sofi, vous courez droit à la catastrophe… C’est vraiment dangereux, vous savez.
— Tout est dangereux dans une opération militaire, la banquise peut nous lâcher si un courant chaud la traverse en dessous comme le Kouro-Shivo le fait dans le Nord. Il nous a obligés à piétiner des semaines, à fabriquer des viaducs. Il y a aussi les volcans, les hordes de loups et bien d’autres choses encore.
Yeuse jugea inutile d’insister et descendit pour examiner les peaux.
— Ceci est la propriété de la Compagnie de la Banquise, déclara-t-elle fermement.
Il éclata de rire :
— Vous voulez priver mes hommes d’un si beau butin ? Il y a de quoi récompenser mes cent mille soldats et il restera encore de quoi faire le bonheur de cent mille autres. Rien que dans ce tas il y a des kilomètres de peaux de morses. De belles peaux, même si elles sont là depuis des années, voire des siècles… Et regardez, ce sont des peaux de bébés morses encore plus fines que les autres.
— Vous allez piller ces richesses qui ne sont pas à vous ?
— C’est la loi de la guerre. Je vais vous débarrasser des Rénovateurs, ça vaut bien une récompense, non ? Pas pour moi mais pour mes hommes.
— Eh bien c’est d’accord. Si vous réussissez à vaincre les Rénovateurs vous pourrez emporter la moitié des peaux que l’on pourra trouver le long du réseau, sans s’éloigner à plus d’une heure de part et d’autre en marchant à pied.
— Oh ! c’est coriace comme contrat.
Il fronça les sourcils :
— Vous paraissez bien sûre de vous ? Douteriez-vous de notre puissance militaire ?
— Nous en discuterons plus tard si vous le voulez bien, dit-elle en se dirigeant vers la draisine car le vent commençait de souffler et très vite il pouvait atteindre des vitesses folles.
Ils n’eurent que le temps de regagner la base et de grimper le plan incliné conduisant dans un des cuirassés qui, seul, pouvait résister à des cyclones pareils. Précipitamment on avait ancré les autres bâtiments, les trains blindés et deux gros remorqueurs flanquaient le train privé de Yeuse pour l’empêcher de filer vers le Nord sous la poussée.
La draisine s’immobilisa dans le ventre du puissant bâtiment de guerre et un ascenseur les conduisit à la passerelle de commandement, où les attendait l’amiral Serguei qui commandait la flotte.
— On prévoit du trois cent cinquante/heure. Venez voir accourir les congères. C’est tout l’horizon qui est en train de se déplacer.
C’était un spectacle hallucinant. Là-bas, alors que le jour décroissait, l’horizon se gondolait, se boursouflait et accouchait de congères coureuses énormes, des boules hautes comme des locomotives qui venaient exploser contre les barrières spéciales. Parfois l’une d’elles était pulvérisée par une masse plus grosse, un iceberg qui glissait sur la banquise à toute vitesse.
— Regardez, mais regardez.
Une montagne naissait dans le lointain, un bloc de falaises vertigineuses, un iceberg haut de cent mètres peut-être et long d’un kilomètre, amalgame de congères depuis peut-être des années et qui, soudain, se détachait de la banquise avec lenteur avant de prendre une allure effroyable.
— Celui-là si jamais il vient sur nous ce sera dramatique…
L’amiral avait pâli et donnait des ordres. Mais pour déplacer le cuirassé il fallait compter de longues minutes et on avait besoin des données de la télémétrie électronique que l’on apporta à l’amiral alors que le monstre approchait très vite.
— En avant toute, dit-il.
Il ne pouvait faire arrière toute à cause des autres bâtiments qui gênaient la manœuvre.
— Nous avons une chance sur dix de passer, ensuite il n’y aura plus rien, ni réseau ni croiseur ni les deux destroyers.
— Un million de tonnes, annonça le haut-parleur. Il fonce à plus de cent kilomètres en ce moment mais nous estimons qu’au moment de l’impact il atteindra les cent soixante.
Yeuse essayait de garder son sang-froid mais c’était inhumain et un cri montait de son ventre, l’emplissait toute. Elle oubliait qu’elle était ambassadrice, qu’on la jugerait plus tard sur ce cri d’horreur.
— Nous passerons, lui chuchota Sofi à l’oreille.
— Nous n’avançons pas.
— Pendant quelques minutes les roues patinent et sont portées au rouge malgré la température très basse, ce qui fait fondre la glace. Vous verrez qu’ensuite…
L’iceberg, véritable Léviathan de la banquise, les avait vraiment choisis pour cible et Yeuse avait la certitude de découvrir, sur la falaise la plus visible, comme une gueule effroyable.
À sa base, les autres congères pulvérisées formaient comme une vague d’étrave qui jaillissait de chaque côté jusqu’à trente mètres de hauteur, véritable écume de glace. Le grondement de la masse en déplacement couvrait celui des turbines à vapeur mues par un réacteur nucléaire.
Lentement le cuirassé commençait à se déplacer et Yeuse, qui prenait pour point de repère un épieu de la barrière anti-congères, comptait en centimètres. Quand elle put le faire en mètres elle n’osa plus respirer car l’iceberg ne se trouvait plus qu’à cinq cents mètres.
D’un seul coup cette masse élevée coupa la force du vent et ce fut ce qui les sauva, car le gros bâtiment de quarante mille tonnes put avancer plus librement dans l’air calme, et libéra juste à temps la place nécessaire pour que le Léviathan s’y engouffre.
Lorsqu’il pulvérisa le croiseur, les deux destroyers et cinq cents mètres de longueur de rails sur toute la profondeur du réseau, il y eut une explosion assourdissante et puis plus rien. Il emporta tout, la ferraille, les hommes, les équipements. Hébétés ils cherchèrent en vain un débris, un cadavre. Il n’y avait qu’une trace luisante en direction du Nord et l’iceberg qui achevait de disparaître dans le crépuscule court.
— Ils n’ont pas pu se dégager, bégayait l’amiral. Ils n’ont pas pu.
Comme une meute de roquets à la poursuite d’un taureau emballé venaient ensuite d’autres icebergs, des congères coureuses, des grêlons comme des têtes. Tout un tourbillon de glace qui s’engouffrait dans la brèche, aspiré par le vide créé et cela pendant de longues minutes.
— C’est catastrophique, murmura l’amiral… Au moins mille disparus si ce n’est davantage.
Yeuse, les larmes aux yeux, s’éloigna pour appuyer son front contre la vitre oblique à tribord de la passerelle. Une fois de plus elle avait vu passer la mort, pensait qu’elle pourrait n’être qu’une flaque ignoble sur la façade abrupte de l’iceberg.